vendredi 23 novembre 2012

#2



Il aime jouer au grand monsieur. Quand personne ne le regarde, dans son bureau, toute sa personne se redresse ; la courbe de son dos retrouve instinctivement la rectitude du dossier, son visage se raffermit, sa bouche se crispe. Il donne dans la parodie, mouvements secs de la tête, sourires en coin. D’un index déterminé, il replace ses lunettes. Ses yeux glissent à la surface de l’acajou, lancent des ordres secs et précis aux mains qui réorganisent les tas de papiers en piles impeccables. Tout est immanquablement tassé, dans la longueur, dans la largeur, puis à nouveau dans la longueur. Il replace l’abat-jour de la lampe et fait sauter une poussière impertinente qui avait pris sa manche pour une piste d’atterrissage.

Lorsque ses cheveux tombent, il les conserve dans des boîtes. Depuis qu’ils se sont mis à grisonner, il les classe par nuances. Patiemment, il compile ses pertes capillaires, à la manière d’un almanach.

Il se rappelle du moment où il a perdu sa première dent. C’était de nuit, il rentrait chez lui. Il avait cette sensation dans la bouche, cette instabilité qui avait progressivement envahi tout son être. Sa langue excitée s’agitait dans tous les sens. Devant sa porte, il avait cherché un instant ses clefs avant qu’un choc ne l’arrête. Il porta la main à sa bouche et tâta son râtelier. L’impertinente prenait place chez les prémolaires, en haut à gauche. Il l’agrippa comme il put, un peu aidé par le tartre qui rendait la prise moins glissante, puis il tira. Un coup sec. DÉCHARGE.
            Plus tard, il plaça la dent sur sa table. Il y avait encore du sang autour des racines. Il s’était rincé la bouche et au moment où son ivoire perdue trônait sur le formica blanc, il tamponnait sa gencive avec un morceau de sopalin roulé en boule. La douleur, sèche de l’arrachage avait disparu au profit d’une sensation irradiante. Le sang battait et sa joue était comme prise de tremblements nerveux. Il ferma les yeux.
            La seconde dent ne bougeait pas vraiment. Pas au point de tomber, et ses doigts ne suffirent pas à la déloger. Il lui fallut l’aide d’une pince et d’une certaine forme d’impatience pour l'extraire. La décharge fut précédée d’une longue et pressante douleur, pathétique tentative de commandement de son cerveau à la main en contournant la zone de la conscience. Il résista un moment, basculant la pince de droite à gauche en grognant, impulsant le mouvement. Il y eut un grand bruit dans sa tête alors qu’une racine cédait, La dent se délogea brutalement. Sa tête partit en arrière et faillit heurter un mur. Il se retrouva assis, sa chemise maculée de sang.
            La troisième vint plus tard, quelques années au moins. Il faut dire que l’expérience dernière avait fini par une intervention chirurgicale assez désagréable.
            La quatrième suivit de deux mois la troisième. Cette fois-ci il procéda avec un fil et une porte selon une méthode plus que douteuse qui lui sectionna violemment la lèvre.
            A partir de la cinquième, il considéra qu’il avait pris une habitude et que le rite était désormais clairement défini.

            De nombreuses années plus tard, il devait souvent revoir ses dents arrachées. Il les avait conservées comme autant de témoignages de son existence. Sa bouche n’avait plus connu de douleurs depuis l’installation d’un magnifique râtelier artificiel qu’il pouvait enlever à volonté, testant la solidité de l’enduit, appréciant en connaisseur la succion que produisait son décollement progressif et seul ce succédané témoignait timidement du fait qu’il était toujours en vie. Une pâle copie de ce picotement, de cette radiance qu’il sentait envahir sa mâchoire après le bruit sec du délogement et les quelques secondes d’hébétude qui suivaient l’opération, alors qu’il essayait de son mieux de ne pas se mettre du sang partout.

Une succession de moments égrenés en témoignage de lui-même, ces quelques moments où il avait pleinement conscience d’exister, alors qu’il scrutait la brosse de ses cheveux pour en tirer une maigre récolte, alors qu’il sortait la pince de sa boite à outil, alors qu’il fermait la porte de son bureau.

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