jeudi 28 mars 2013

#14



Nul ne trouvera ici de limite que son propre rêve.

Il avait passé de nombreux jours à se frotter la peau à l’aide d’une pierre ponce, laissant apparaître, ça et la, de grandes plaques de chair à vif.
Frotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotter
Il pensait ça en boucle, en cadence, en rythme avec le mouvement abrasif et, quelque-part ailleurs dans son cerveau, il comptait les allers et les retours.
Nul ne trouvera sous sa chair que ce qu’il a voulu y mettre. Il avait écrit cette phrase au blanc correcteur sur la couverture d’un de ses cahiers, au lycée. Il avait pensé faire une belle phrase, lâcher un peu de lui dans la nature, mais une fois inscrite, elle n’avait jamais vraiment voulu s’en aller et il lui arrivait d’y repenser à l’improviste, juste avant le sommeil, ou à un moment plus incongru, en lisant la jaquette d’un livre, au rayon charcuterie du supermarché, ou même à son travail, pendant qu’on lui parlait au téléphone.
Il ne se souvenait plus et, par moment lui venait l’envie irrépressible de vérifier ce qu’il y avait en dessous, de faire un retour sur lui-même à sa manière, radicale, de voir littéralement sous les apparences. Alors il frottaitfrottaitfrottait sa cuisse, jusqu’au sang, et encore un peu après, soufflant sur les peaux mortes, épongeant à l’aide de sopalin les perles de sang qui apparaissaient rapidement. Il prenait les feuilles unes par unes, les appliquait prudemment sur son derme à vif, tamponnait deux-trois secondes. Une fois imbibée, il passait à la suivante jusqu’à totale absorption. Ensuite, il recommençait à poncer.
Une fois la journée achevée, il réunissait les feuilles par ordre chronologiques et se perdait en interprétations sur les mystérieuses écritures que son sang avait produit. Il notait tout avec attention dans un petit carnet qu’il rangeait à une place bien déterminée de sa bibliothèque. Sa cuisse le brûlait alors et il prenait un certain plaisir à la douleur. Il la classait au rang des sensations utiles, de celles qu’il ressentait lorsqu’une tache importante était accomplie.


Des phrases, il en avait écrit plein sur la couverture de ses cahiers. Elles s’étalaient désormais en épaisses croutes friables, posées les unes sur les autres au fond d’un carton, au fond d’une cave, très très loin, dans une cave, ailleurs, chez ses parents. Ils avaient gardé tous ses cahiers comme autant de reliques les ramenant au temps où leur fils leur appartenait, où ils pouvaient disposer de lui à leur guise. Depuis son départ, sa mère n’avait pas spécialement pensé à lui. Non qu’elle l’ait effacé, mais elle l’avait remisé (un peu comme les cahiers) dans une boîte au fond de sa mémoire, là où elle empilait les moments agréables qui avaient trouvé une fin. Elle attachait une attention toute particulière à ne pas laisser les choses s’éterniser, et son fils avait été une chose comme une autre. Alors il avait été classé.
Son père, lui, avait eu plus de difficultés à « abandonner » ses enfants, et lui en particulier, son aîné, qu’il avait essayé d’éduquer pour qu’il devienne son meilleur ami. Ça n’avait pas fonctionné, bien entendu et il portait encore en lui le goût amer de cet échec. Alors, à la faveur d’une après-midi neigeuse, il lui arrivait d’exhumer de la cave un carton pris au hasard et de feuilleter les vieux cahiers, les livres pour enfant, les tracts étudiants et toutes ces épaisseurs de papier qu’il leur avait laissé, comme un héritage inversé. Le père y voyait une manière de communier avec son fils. Il lisait les phrases, sur les couvertures, « Ne jamais marcher avec la tête en arrière », « Nul ne trouvera sous sa chair que ce qu’il a voulu y mettre », « l’homme averti garde toujours un œil à l’intérieur de lui-même » et, sa préférée, « nul ne trouvera ici de limite que son propre rêve ». Il trouvait à cette dernière phrase un charme tout particulier, une invite philosophique qu’il considérait comme tout à fait pertinente. Cette phrase, magistralement écrite par un adolescent qui se piquait de philosophie lui ouvrait des perspectives qu’il n’aurait pu découvrir par lui-même. Il se souvenait bien de la première fois qu’il l’avait lue, deux ans auparavant, alors que le manque de son fils était tellement fort qu’il avait pour la première fois ouvert les cartons, tout en se reprochant de faire intrusion dans l’intimité de son grand. C’était une petite trahison, se disait-il, mais un grand amour pardonne largement une petite trahison.