jeudi 3 janvier 2013

#8 - HORS-CHAMP

Tout ça devait bien avoir eu un début. Oui. Un début.
Elle ramasse ses souvenirs. Des grains de poussière voltigent devant l’objectif.
De notre point de vue, on ne peut concevoir autrement sa vie que comme la sublimation d’un concept, de sa naissance tangible jusqu’à sa pure et simple dématérialisation.
éthéré.
C’est un mot surfait - presque un cliché - mais il convient bien à la situation d’Audrey.
L’important est de déterminer l’origine, le point de départ de cette évolution vers l’abstraction qui ne peut simplement concorder avec la naissance biologique.
De son point de vue, c’est un manteau rouge aux boutons de nacre et au revers doublé de fourrure.
C’est ça le début.

L’achat, la boite, les circonstances importent peu, tout a été oublié Seule reste la première impression lorsque, juste après l’avoir passé, elle se précipite devant la glace de l’entrée. Elle est la première à s’admirer et, la première à poser ses yeux sur son corps comme une spectatrice, avec une distance qui lui fait aimer ce qu’elle voit, cette jeune fille élégante, au beau manteau rouge, de l’autre côté de la glace.
Elle se promène et on la regarde. Elle a douze ans et déjà, elle ne désire plus qu’être une image qu’on regarde, une présence vidée de toute substance. On l’emmène voir ses premiers films. Elle ne lit pas les panneaux. Elle ne cherche pas à comprendre l’histoire. Seules lui importent les poses, les gesticulations et le teint blanc des actrices, leur maquillage outrancier, l’application qu’elles mettent à surinterpréter des émotions. Tout un monde factice où l’on peut s’inventer une vie en quelques mimiques, le temps d’une trentaine de minutes, de quelques heures, et offrir la superficialité au monde comme un baume au cœur, se donner, dans toute sa vacuité devant une boîte en bois en se disant qu’à l’intérieur, l’œil de milliers de personnes regarde la surface de la peau de l’actrice sans jamais pénétrer plus loin que la couche de fond de teint.
Elle est plus âgée, et l’idée de jeu a désormais envahi son sens de la séduction. Elle a compris que les hommes n’aiment rien tant que ce qu’ils ne peuvent avoir. Elle a de nombreux amants et aucun amour pour eux. L’un est un pilote en vue, l’autre est propriétaire d’une affaire fructueuse. Un troisième est un écrivain prometteur. Le dernier en date est producteur. Il lui présente du monde dans le cinéma et elle sent enfin que tout ce en quoi elle croit va s’accomplir. Elle court des soirées, rencontre ce type au regard vicieux, le crane rasé, un monocle coincé à l’œil droit. Il lui propose un rôle dans un film plein de femmes, un petit rôle pour lequel elle n’est même pas créditée.
On commence à parler de cette inconnue, celle qui n’apparait que quelques minutes, quelques secondes à peine dans le dernier Stroheim. On l’appelle, on la courtise. Elle tourne, elle est plus vide que jamais. Elle aime ça, cette absence d’angoisses ; elle se transforme, elle se dissipe. Tout son être concentré en deux dimensions, sur la pellicule. Est-ce comme ça qu’on abandonne son âme ?
Elle rencontre un homme, un acteur. IL fait semblant lui aussi. Elle est heureuse, avec lui, c’est tous les jours tournage. Hors cadre, ils jouent encore. Un rôle d’amants transis pour les habitués des restaurants où ils descendent, on se chamaille à la maison, il la frappe, elle camoufle les bleus sous un peu plus de fond de teint. Elle est blanche comme la mort, femme mystérieuse qui s’enfuit de chez elle, les cheveux défaits. Ils jouent encore lors du divorce, devant les tribunaux ; un de leurs meilleurs rôles, largement bissé. Ils se remettent ensemble.
On lui propose un premier rôle, elle est la première, celle qui fait le mieux semblant. Le studio va mal, le tournage est annulé. Un second projet est lancé, on l’annule encore. De nouveaux studios s’intéressent à elle, elle devient tsarine, acrobate, prostituée, femme de ministre, amoureuse transie, personnalité complexe, forme de cellulose. Elle brule pour un rien, et c’aurait pu continuer si un joueur de Jazz blanc couvert de cirage ne portait un coup fatal à sa période de gloire.
On lui demande de parler, mais la péronnelle a une voix de crécelle, un couinement inarticulé qu’un sourire ne suffit plus à faire passer. On calme son jeu, on lui demande d’interpréter. Elle panique. Les cours de diction n’y changent rien. Elle panique. Elle s’entête, devient la maîtresse d’un nouveau producteur qui l’exhibe. Elle se remplit, elle panique. Pour la première fois son être se remplit d’une émotion jusqu’au débordement. Son amant la produit, la réalise. Elle, elle le ruine, le film est un échec douloureux, sa carrière est finie.
Elle qui se trouvait bien en deux dimensions retrouve toute sa mesure. Ses formes se remplissent à mesure que le chagrin remplace la colère. Elle veut rester sur les plateaux. Elle n’a plus d’amants. Beaucoup de choses ont changé. Elle ne fait plus semblant ; elle n’y parvient plus. son jeu s’est figé en une moue larmoyante qu’elle cache difficilement. Elle accepte des postes de plus en plus dégradants, l’ombre d’une femme qui erre entre le matériel après la fin du tournage, et s’estompe doucement. Il n’y a même plus de projecteurs pour elle, pas assez de lumière pour qu’une ombre puisse persister. Elle s’enfonce progressivement dans la résignation, elle rejoue les scènes de sa jeunesse dans le noir, devant les objectifs bouchés, les caméras sans pellicule, une manière de fondue au noir.
Un jour, peut-être, elle voit une lampe s’allumer, elle s’avance sur la scène, une dernière fois, et s’abandonne à la chaleur des halogènes, elle sourit, elle mimique, elle mimétique, pleine de grâce, et un peu de ce qu’elle était lui revient. Retrouver la sensation de son corps qui se dissipe sous les yeux des spectateurs, ses repères en deux dimensions, ses minauderies de porcelaine précieuse et, sans un mot, elle se laisse engloutir par le néant, un tourbillon de paillettes, un halo pâle. La dernière représentation d’une étoile, une supernova trouble qui fige l’halogénure d’argent en taches iridescentes.

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