Il écoutait d’une oreille distraite l’air de
rock rétro qui s’évaporait du juke-box vintage. Ses yeux se fixèrent avec
insistance sur la coupe de glace fraise-vanille posée devant lui. Il admira la
fonte des grands glaciers et l’immersion de colonies de paillettes sucrées dans
une mer de lait avec une émotion sans pareil. […]
L’heure passa
dans ce grand néant, les doigts qui pianotaient sur le formica, sans trop
savoir pourquoi il se trouvait dans ce diner, ni qui avait fait de si larges
ourlets à son pantalon. Il devait attendre une femme. Il n’en était plus très
sûr, mais les signes ne lui en dirent pas plus et s’évadèrent de la pièce. Les
murs nus, les glaces bien polies, la large vitrine, les sièges en cuir rouge,
plus rien ne lui parlait. Il se sentit très seul.
Puis son
attention se perdit à nouveau, il songea à celle qu’il attendait, il s’en
souvenait désormais, cette petite femme replète à la beauté de cochon de lait.
Des cheveux longs et bouclés, le teint pâle et les formes prononcées sous son
bustier. Il se prit à rêver l’avoir rencontré un jour de pluie, à la sortie
d’un cinéma. Elle n’avait pas de parapluie et il l’avait escorté jusqu’à chez
elle, une chambre meublée que ses parents lui avaient aménagés là pour ses études.
Ils ne savaient pas qu’elle en avait fini depuis longtemps avec la fac et
qu’elle cachetonnais maintenant dans quelques productions de petite envergure
où elle dévoilait un peu de ses charmes au second plan. Elle savait bien qu’il
lui manquait quelques centimètres pour percer. Qu’elle avait quelques kilos en
trop. Mais elle trouvait déjà un plaisir très lucide à se retrouver là, exposée
au regard de tous ces gens, techniciens, metteur en scène…
Derrière la
vitre une silhouette s’arrêta.
Un homme, peut-être,
sanglé dans une parka boursoufflée. Derrière lui, le ciel s’est couvert. La
lumière a rasé les toits et a fini par ne venir habiter que les lettres de néon
de la devanture. Il n’y avait rien sous son chapeau, rien de discernable. Rien
à quoi il puisse accrocher le regard. Il était comme […] puis la forme était
partie.
[…]
Mais lui, il
savait. De sa place ou d’ailleurs, de derrière, de là où il était réellement
- réellement ? -, dans son lit ou son fauteuil, les yeux fermés,
ou dans le vague, derrière ce décor où les minutes passaient en accéléré, il
savait que les boursoufflures de l’imper cradingue cachaient en réalité le
corps adipeux de quelque monstruosité. Une bête qui n’avait d’humain que
quelques ancêtres lointains, peut-être, qui avaient été longtemps torturés dans
un trou profond ou une cave ; et qui cachait sa méchanceté, et surtout un
appétit de souffrance terrible. La chose s’était arrêtée devant lui, l’espace
d’un instant, et ses yeux avaient glissé le long des tables, des banquettes
rouges, dans sa direction ; et il savait que la chose l’avait remarqué.
Enfin. Elle l’avait remarqué lui, le vrai, au-delà.
Le vrai lui,
celui qui avait créé cette mise en scène, ce diner, ces ourlets trop grands, cette
situation, cette ville et cette époque dans l’idée de se rapprocher de celle
qu’il attendait – peut-être – pour autant qu’elle
existe – sans la moindre certitude. Mais la silhouette, par contre,
il était sûr de ne pas l’avoir inventée. Elle était venue d’ailleurs et l’avait
percé à jour. Il se dit que d’étranges choses peuplaient les rêves, vivant dans
les couches interstitielles de la conscience, et il espéra simplement que, même
si elles pouvaient faire preuve de lucidité, elles ne parviendraient pas à
transpercer la surface de la réalité et à se glisser de l’autre côté.
La musique
s’arrêta. La glace avait fondu sur la table et coulé sur ses genoux. Le patron
était parti, la lumière aussi. Elle ne viendrait pas cette nuit.
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