Nul ne trouvera ici de limite que
son propre rêve.
Il avait passé
de nombreux jours à se frotter la peau à l’aide d’une pierre ponce, laissant
apparaître, ça et la, de grandes plaques de chair à vif.
Frotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotterfrotter
Il pensait ça
en boucle, en cadence, en rythme avec le mouvement abrasif et, quelque-part
ailleurs dans son cerveau, il comptait les allers et les retours.
Nul ne
trouvera sous sa chair que ce qu’il a voulu y mettre. Il avait écrit cette
phrase au blanc correcteur sur la couverture d’un de ses cahiers, au lycée. Il
avait pensé faire une belle phrase, lâcher un peu de lui dans la nature, mais
une fois inscrite, elle n’avait jamais vraiment voulu s’en aller et il lui
arrivait d’y repenser à l’improviste, juste avant le sommeil, ou à un moment
plus incongru, en lisant la jaquette d’un livre, au rayon charcuterie du
supermarché, ou même à son travail, pendant qu’on lui parlait au téléphone.
Il ne se souvenait
plus et, par moment lui venait l’envie irrépressible de vérifier ce qu’il y
avait en dessous, de faire un retour sur lui-même à sa manière, radicale, de
voir littéralement sous les apparences. Alors il frottaitfrottaitfrottait sa
cuisse, jusqu’au sang, et encore un peu après, soufflant sur les peaux mortes,
épongeant à l’aide de sopalin les perles de sang qui apparaissaient rapidement.
Il prenait les feuilles unes par unes, les appliquait prudemment sur son derme
à vif, tamponnait deux-trois secondes. Une fois imbibée, il passait à la
suivante jusqu’à totale absorption. Ensuite, il recommençait à poncer.
Une fois la
journée achevée, il réunissait les feuilles par ordre chronologiques et se
perdait en interprétations sur les mystérieuses écritures que son sang avait
produit. Il notait tout avec attention dans un petit carnet qu’il rangeait à
une place bien déterminée de sa bibliothèque. Sa cuisse le brûlait alors et il
prenait un certain plaisir à la douleur. Il la classait au rang des sensations
utiles, de celles qu’il ressentait lorsqu’une tache importante était accomplie.
Des phrases,
il en avait écrit plein sur la couverture de ses cahiers. Elles s’étalaient
désormais en épaisses croutes friables, posées les unes sur les autres au fond
d’un carton, au fond d’une cave, très très loin, dans une cave, ailleurs, chez
ses parents. Ils avaient gardé tous ses cahiers comme autant de reliques les
ramenant au temps où leur fils leur appartenait, où ils pouvaient disposer de
lui à leur guise. Depuis son départ, sa mère n’avait pas spécialement pensé à
lui. Non qu’elle l’ait effacé, mais elle l’avait remisé (un peu comme les
cahiers) dans une boîte au fond de sa mémoire, là où elle empilait les moments
agréables qui avaient trouvé une fin. Elle attachait une attention toute
particulière à ne pas laisser les choses s’éterniser, et son fils avait été une
chose comme une autre. Alors il avait été classé.
Son père, lui,
avait eu plus de difficultés à « abandonner » ses enfants, et lui en
particulier, son aîné, qu’il avait essayé d’éduquer pour qu’il devienne son
meilleur ami. Ça n’avait pas fonctionné, bien entendu et il portait encore en
lui le goût amer de cet échec. Alors, à la faveur d’une après-midi neigeuse, il
lui arrivait d’exhumer de la cave un carton pris au hasard et de feuilleter les
vieux cahiers, les livres pour enfant, les tracts étudiants et toutes ces
épaisseurs de papier qu’il leur avait laissé, comme un héritage inversé. Le
père y voyait une manière de communier avec son fils. Il lisait les phrases, sur
les couvertures, « Ne jamais marcher avec la tête en arrière », « Nul
ne trouvera sous sa chair que ce qu’il a voulu y mettre », « l’homme
averti garde toujours un œil à l’intérieur de lui-même » et, sa préférée,
« nul ne trouvera ici de limite que son propre rêve ». Il trouvait à
cette dernière phrase un charme tout particulier, une invite philosophique
qu’il considérait comme tout à fait pertinente. Cette phrase, magistralement
écrite par un adolescent qui se piquait de philosophie lui ouvrait des perspectives
qu’il n’aurait pu découvrir par lui-même. Il se souvenait bien de la première
fois qu’il l’avait lue, deux ans auparavant, alors que le manque de son fils
était tellement fort qu’il avait pour la première fois ouvert les cartons, tout
en se reprochant de faire intrusion dans l’intimité de son grand. C’était une
petite trahison, se disait-il, mais un grand amour pardonne largement une
petite trahison.
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