Elle ramasse ses
souvenirs. Des grains de poussière voltigent devant l’objectif.
De notre point de vue, on
ne peut concevoir autrement sa vie que comme la sublimation d’un concept, de
sa naissance tangible jusqu’à sa pure et simple dématérialisation.
éthéré.
C’est un mot surfait -
presque un cliché - mais il convient bien à la situation d’Audrey.
L’important est de
déterminer l’origine, le point de départ de cette évolution vers l’abstraction
qui ne peut simplement concorder avec la naissance biologique.
De son point de vue,
c’est un manteau rouge aux boutons de nacre et au revers doublé de fourrure.
C’est ça le début.
L’achat, la boite, les
circonstances importent peu, tout a été oublié Seule reste la première
impression lorsque, juste après l’avoir passé, elle se précipite devant la
glace de l’entrée. Elle est la première à s’admirer et, la première à poser ses
yeux sur son corps comme une spectatrice, avec une distance qui lui fait aimer
ce qu’elle voit, cette jeune fille élégante, au beau manteau rouge, de l’autre
côté de la glace.
Elle se promène et on la
regarde. Elle a douze ans et déjà, elle ne désire plus qu’être une image qu’on
regarde, une présence vidée de toute substance. On l’emmène voir ses premiers
films. Elle ne lit pas les panneaux. Elle ne cherche pas à comprendre
l’histoire. Seules lui importent les poses, les gesticulations et le teint
blanc des actrices, leur maquillage outrancier, l’application qu’elles mettent
à surinterpréter des émotions. Tout un monde factice où l’on peut s’inventer
une vie en quelques mimiques, le temps d’une trentaine de minutes, de quelques
heures, et offrir la superficialité au monde comme un baume au cœur, se donner,
dans toute sa vacuité devant une boîte en bois en se disant qu’à l’intérieur,
l’œil de milliers de personnes regarde la surface de la peau de l’actrice sans
jamais pénétrer plus loin que la couche de fond de teint.
Elle est plus âgée, et l’idée
de jeu a désormais envahi son sens de la séduction. Elle a compris que les
hommes n’aiment rien tant que ce qu’ils ne peuvent avoir. Elle a de nombreux
amants et aucun amour pour eux. L’un est un pilote en vue, l’autre est
propriétaire d’une affaire fructueuse. Un troisième est un écrivain prometteur.
Le dernier en date est producteur. Il lui présente du monde dans le cinéma et
elle sent enfin que tout ce en quoi elle croit va s’accomplir. Elle court des
soirées, rencontre ce type au regard vicieux, le crane rasé, un monocle coincé
à l’œil droit. Il lui propose un rôle dans un film plein de femmes, un petit
rôle pour lequel elle n’est même pas créditée.
On commence à parler de
cette inconnue, celle qui n’apparait que quelques minutes, quelques secondes à
peine dans le dernier Stroheim. On l’appelle, on la courtise. Elle tourne, elle
est plus vide que jamais. Elle aime ça, cette absence d’angoisses ; elle
se transforme, elle se dissipe. Tout son être concentré en deux dimensions, sur
la pellicule. Est-ce comme ça qu’on abandonne son âme ?
Elle rencontre un homme,
un acteur. IL fait semblant lui aussi. Elle est heureuse, avec lui, c’est tous
les jours tournage. Hors cadre, ils jouent encore. Un rôle d’amants transis
pour les habitués des restaurants où ils descendent, on se chamaille à la
maison, il la frappe, elle camoufle les bleus sous un peu plus de fond de
teint. Elle est blanche comme la mort, femme mystérieuse qui s’enfuit de chez
elle, les cheveux défaits. Ils jouent encore lors du divorce, devant les
tribunaux ; un de leurs meilleurs rôles, largement bissé. Ils se remettent
ensemble.
On lui propose un premier
rôle, elle est la première, celle qui fait le mieux semblant. Le studio va mal,
le tournage est annulé. Un second projet est lancé, on l’annule encore. De
nouveaux studios s’intéressent à elle, elle devient tsarine, acrobate,
prostituée, femme de ministre, amoureuse transie, personnalité complexe, forme
de cellulose. Elle brule pour un rien, et c’aurait pu continuer si un joueur de
Jazz blanc couvert de cirage ne portait un coup fatal à sa période de gloire.
On lui demande de parler,
mais la péronnelle a une voix de crécelle, un couinement inarticulé qu’un
sourire ne suffit plus à faire passer. On calme son jeu, on lui demande
d’interpréter. Elle panique. Les cours de diction n’y changent rien. Elle
panique. Elle s’entête, devient la maîtresse d’un nouveau producteur qui
l’exhibe. Elle se remplit, elle panique. Pour la première fois son être se
remplit d’une émotion jusqu’au débordement. Son amant la produit, la réalise.
Elle, elle le ruine, le film est un échec douloureux, sa carrière est finie.
Elle qui se trouvait bien
en deux dimensions retrouve toute sa mesure. Ses formes se remplissent à mesure
que le chagrin remplace la colère. Elle veut rester sur les plateaux. Elle n’a
plus d’amants. Beaucoup de choses ont changé. Elle ne fait plus semblant ;
elle n’y parvient plus. son jeu s’est figé en une moue larmoyante qu’elle cache
difficilement. Elle accepte des postes de plus en plus dégradants, l’ombre
d’une femme qui erre entre le matériel après la fin du tournage, et s’estompe
doucement. Il n’y a même plus de projecteurs pour elle, pas assez de lumière
pour qu’une ombre puisse persister. Elle s’enfonce progressivement dans la
résignation, elle rejoue les scènes de sa jeunesse dans le noir, devant les
objectifs bouchés, les caméras sans pellicule, une manière de fondue au noir.
Un jour, peut-être, elle
voit une lampe s’allumer, elle s’avance sur la scène, une dernière fois, et
s’abandonne à la chaleur des halogènes, elle sourit, elle mimique, elle
mimétique, pleine de grâce, et un peu de ce qu’elle était lui revient.
Retrouver la sensation de son corps qui se dissipe sous les yeux des
spectateurs, ses repères en deux dimensions, ses minauderies de porcelaine
précieuse et, sans un mot, elle se laisse engloutir par le néant, un tourbillon
de paillettes, un halo pâle. La dernière représentation d’une étoile, une
supernova trouble qui fige l’halogénure d’argent en taches iridescentes.
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