De sa
rencontre avec le fantôme de l’actrice muette, rencontrée dans le hors champ,
il avait obtenu la faculté de voir dans les marges. Plus rien ne l’intéressait
que l’à-côté, le blanc entourant le texte, les trous de la pellicule, le souffle
et le larsen léger qui couraient derrière l’enregistrement sonore. De sa
compréhension des bordures, il fut à même d’expliquer ses manies. Tout était
lié, bien entendu et non non non, aucune théorie du complot n’affleurait
derrière sa nouvelle vision du monde. Plutôt une lucidité, un sens de la déduction
qui confinait à l’illumination.
Il commença à
voir les esquisses ratées. D’une coquille typographique, il put remonter aux
défauts du caractère de plomb ou du manque de pression lors de l’impression. Il
pouvait examiner les versions multiples d’un manuscrit à partir d’une simple
faute d’orthographe. Il sentait les hésitations de la plume, comment le grain
du papier influençait la pensée de l’auteur et, à partir de là, les propriétés
intrinsèques du style, sa propre conception, le projet qui avait conduit à sa
réalisation et la main du façonnier. Ouvrir un livre devint pour lui un
exercice périlleux. D’une épreuve à l’autre, en équilibre, il se perdait dans
les variantes de l’histoire, remontait la généalogie de l’auteur, pénétrait son
caractère et se laissait aller aux angoisses de celui qu’il lisait. Un bref
instant durant, il devinait le processus créatif dans son ensemble, réunissant
en une seule migraine les sources d’inspiration, les aspects biographiques, les
coups de génie et le fruit du hasard. Ces aspects du monde secret des textes
lui provoquaient de terribles migraines et il restait ensuite de longs moments
dans le noir pour atténuer ces sensations exacerbées.
Ce nouveau
pouvoir continua d’inonder sa vie jusqu’à en devenir le point central. A mesure
qu’il commença à pouvoir le maîtriser, il sut comment voyager depuis chez lui
en partant d’un simple objet de consommation courante, visitant des usines,
suivant le façonneur chez lui, explorant son intérieur. Il s’amusait à leur
donner des noms et bientôt sa solitude se peupla de tous ces gens qui, par une
simple action ou un complexe processus de réflexion, avaient contribué à créer
les choses qui peuplaient son quotidien. Il ne voyait plus le peigne qui le
coiffait, pas plus qu’il ne se regardait dans le miroir, il menait une
conversation secrète avec ses nouveaux amis.
Il en vint à
essayer de relier les gens entre eux, à trouver des rapports secrets entre ses
fantômes. Il apprit que le bucheron qui avait abattu l’arbre dont on s’était
servi pour son plancher avait travaillé sur une machine fabriquée en Pologne,
justement dans la ville où avait été extrait le charbon qui produisait
l’électricité dont se servait l’imprimeur slovaque chez qui avait été composé
ce livre d’images qu’il conservait sur sa table de chevet. L’imprimeur
utilisait lui-même une colle produite à partir de déchets de poissons attrapés
notamment par le chalut d’un italien au large des côtes maltaises.
Il parcourut
des boucles, tournant entre ses divers objets de par le monde, explorant les
usines d’Europe et de Chine, les mines de fer et les puits de pétrole, les
grandes forêts dont on extrait le papier et celles que l’on débite en copeaux
agglomérés, les imprimeries d’où étaient extraits ses plus beaux livres et
celles qui avaient commis le papier-peint de sa chambre. Il visita de
nombreuses verreries, des industries chimiques et toutes sortes d’industries et
de dépôts aux quatre coins du monde. Il fit vingt traversées de l’Atlantique en
cargo et bien plus d’allers et retours dans la cale d’un avion, il remonta le
temps à la recherche de certaines figures historiques. Il se demandait jusqu’où
il pouvait aller, plonger au cœur de ces années oubliées, remonter jusqu’au
commencement, trouver, à force d’explorations, le premier outil, le premier de
ces singes à avoir maîtrisé le feu…
Le déroulé des années ne lui semblait plus
si linéaire ni infini…
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