Il
aime jouer au grand monsieur. Quand personne ne le regarde, dans son bureau,
toute sa personne se redresse ; la courbe de son dos retrouve
instinctivement la rectitude du dossier, son visage se raffermit, sa bouche se
crispe. Il donne dans la parodie, mouvements secs de la tête, sourires en coin.
D’un index déterminé, il replace ses lunettes. Ses yeux glissent à la surface
de l’acajou, lancent des ordres secs et précis aux mains qui réorganisent les
tas de papiers en piles impeccables. Tout est immanquablement tassé, dans la
longueur, dans la largeur, puis à nouveau dans la longueur. Il replace
l’abat-jour de la lampe et fait sauter une poussière impertinente qui avait
pris sa manche pour une piste d’atterrissage.
Lorsque
ses cheveux tombent, il les conserve dans des boîtes. Depuis qu’ils se sont mis
à grisonner, il les classe par nuances. Patiemment, il compile ses pertes
capillaires, à la manière d’un almanach.
Il
se rappelle du moment où il a perdu sa première dent. C’était de nuit, il
rentrait chez lui. Il avait cette sensation dans la bouche, cette instabilité
qui avait progressivement envahi tout son être. Sa langue excitée s’agitait
dans tous les sens. Devant sa porte, il avait cherché un instant ses clefs
avant qu’un choc ne l’arrête. Il porta la main à sa bouche et tâta son râtelier.
L’impertinente prenait place chez les prémolaires, en haut à gauche. Il
l’agrippa comme il put, un peu aidé par le tartre qui rendait la prise moins
glissante, puis il tira. Un coup sec. DÉCHARGE.
Plus tard, il plaça la dent sur sa
table. Il y avait encore du sang autour des racines. Il s’était rincé la bouche
et au moment où son ivoire perdue trônait sur le formica blanc, il tamponnait
sa gencive avec un morceau de sopalin roulé en boule. La douleur, sèche de
l’arrachage avait disparu au profit d’une sensation irradiante. Le sang battait
et sa joue était comme prise de tremblements nerveux. Il ferma les yeux.
La seconde dent ne bougeait pas
vraiment. Pas au point de tomber, et ses doigts ne suffirent pas à la déloger.
Il lui fallut l’aide d’une pince et d’une certaine forme d’impatience pour l'extraire. La décharge fut précédée d’une longue et pressante douleur, pathétique
tentative de commandement de son cerveau à la main en contournant la zone de la
conscience. Il résista un moment, basculant la pince de droite à gauche en
grognant, impulsant le mouvement. Il y eut un grand bruit dans sa tête alors
qu’une racine cédait, La dent se délogea brutalement. Sa tête partit en arrière
et faillit heurter un mur. Il se retrouva assis, sa chemise maculée de sang.
La troisième vint plus tard,
quelques années au moins. Il faut dire que l’expérience dernière avait fini par
une intervention chirurgicale assez désagréable.
La quatrième suivit de deux mois la
troisième. Cette fois-ci il procéda avec un fil et une porte selon une méthode
plus que douteuse qui lui sectionna violemment la lèvre.
A partir de la cinquième, il
considéra qu’il avait pris une habitude et que le rite était désormais
clairement défini.
De nombreuses années plus tard, il
devait souvent revoir ses dents arrachées. Il les avait conservées comme autant
de témoignages de son existence. Sa bouche n’avait plus connu de douleurs
depuis l’installation d’un magnifique râtelier artificiel qu’il pouvait enlever
à volonté, testant la solidité de l’enduit, appréciant en connaisseur la
succion que produisait son décollement progressif et seul ce succédané
témoignait timidement du fait qu’il était toujours en vie. Une pâle copie de ce
picotement, de cette radiance qu’il sentait envahir sa mâchoire après le bruit
sec du délogement et les quelques secondes d’hébétude qui suivaient
l’opération, alors qu’il essayait de son mieux de ne pas se mettre du sang
partout.
Une
succession de moments égrenés en témoignage de lui-même, ces quelques moments
où il avait pleinement conscience d’exister, alors qu’il scrutait la brosse de
ses cheveux pour en tirer une maigre récolte, alors qu’il sortait la pince de
sa boite à outil, alors qu’il fermait la porte de son bureau.
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